Retrouver le langage et l’imagination, grâce à/à cause de l’IA?

“Très instructif comme expérience.” C’est mon commentaire dans cette discussion où l’auteur a partagé un lien vers un outil permettant de tester notre capacité à discerner les photos et les vidéos créées par IA de ‘vraies’ photos et vidéos : Reality Check.

Sans surprise, j’ai un meilleur score de détection pour les vidéos faites par IA que pour les photos, mais je n’ai pas le moindre doute que très prochainement les deux seront parfaitement impossible à distinguer de ‘vraies’ photos et vidéos.

Embêté par mes erreurs d’identification (80 % de réussite pour la vidéo, sensiblement moins pour la photo alors que j’espérais naïvement, très naïvement, être capable de ne pas me faire avoir) j’en viens à me demander si cette déconnexion entre la réalité et l’image qui nous en est proposée pourrait avoir comme effet secondaire inattendu, et franchement inespéré, de ramener les gens vers l’écrit, et vers leur propre capacité à imaginer—à fabriquer leur propre image de tout. De les encourager, de nous encourager à nous éloigner de l’image toute faite qui ne serait pas ou plus fiable, pour revenir vers le texte et l’image faite main ?

Non pas que le texte soit moins sujet aux manipulations que l’image, c’est évident. C’est même plutôt facile de mentir par écrit. Ni que le texte soit foncièrement plus fidèle à une supposée réalité.

Mais le texte, le mot que l’on lit (et qu’on a écrit) ou le mot que l’on entend (et énonce), ce mot il laisse à chacun le soin de s’en fabriquer sa propre représentation personnelle. L’image qu’on en a, la représentation que l’on se fait d’un mot n’est pas donnée. Et elle est différente pour chacun.

Ceci est une table.

Vous n’avez aucune idée de ce à quoi ressemble ma table. Je n’ai pas plus d’idée de ce à quoi ressemble la vôtre. C’est d’ailleurs là, dans notre capacité partagée à être toujours différents et cependant à toujours nous comprendre, que réside une bonne part de la magie et de la puissance du langage (et de l’imagination). Et c’est valable pour la description de tout, une idée, un fait, un concept, un objet, une personne,…

Jeanne est une jolie jeune femme. Quand Nathan la vit franchir la porte de sa librairie, ce matin de juillet ensoleillé, il sut que c’était la femme de sa vie qui venait d’entrer et s’avançait en souriant timidement entre les tables chargées de livres vers le comptoir, chargé de livres lui aussi, derrière lequel Nathan se tenait incapable de bouger, le cœur battant si fort qu’il s’attendait à ce qu’il jaillisse de sa poitrine. Le problème de Nathan n’était pas qu’il venait de tomber amoureux au premier regard. Son problème c’est que, à 29 ans il n’avait jamais encore éprouvé la moindre attirance pour aucune femme.

Chacun comprendra à peu près la même chose en lisant ce petit paragraphe. Nathan est libraire, il n’est pas obsédé par les femmes mais tombe éperdument amoureux de la jeune et séduisante Jeanne, une nouvelle cliente, à l’instant où elle entre pour la première fois dans sa librairie, un matin de juillet alors que le soleil brille dehors.

Et pourtant chacun visualisera la scène et les personnages à sa manière. Et comprendra les personnages autrement, surtout ce cher Nathan. Il est gay ? Peut-être bien, pourquoi pas, mais il peut aussi très bien ne jamais avoir éprouvé aucune émotion amoureuse avant ce matin-là. Qui sait? Est-il célibatire ou s’apprête-t-il à tenter de tricher avec Jeanne, en le cachant à la personne qui partagerait déjà sa vie? Qui sait?

Chacun aura son propre Nathan en tête. Et sa Jeanne, aussi. Et la librairie sera différente elle aussi. Et ce matin d’été ensolleilé. Chacun ajoutera des détails et en omettra certains.

Je n’ai aucune idée de la marque des vêtements que porte Jeanne quand elle franchit le seuil de la librairie. Je sais juste qu’elle porte un jeans et des chaussures plates. Je sais qu’elle a les cheveux longs et lisses, blonds ou châtain clairs, elle les a toujours portés longs et a gardé cette habitude depuis son enfance de repousser derrière l’oreille cette mèche rebelle qui lui retombe sur le visage. Elle souffle aussi dessus, souvent. Je sais aussi qu’elle a les yeux verts et qu’elle porte des lunettes. Je sais très exactement quel livre elle recherche. Comme je sais que ce livre est épuisé et que c’est un livre que Nathan a beaucoup aimé et qu’il finira, après qu’ils ai pas mal discutés, par lui prêter son exemplaire personnel parce que ça lui ferait très plaisir qu’elle lise ce bouquin. Vraiment, je veux dire pas comme un plan drague même si au fond de lui il espérère bien que ce sera l’occasion de la revoir. Je sais aussi que Nathan s’inquiète de sa calvitie naissante (il a tort, ça lui va bien) et qu’il flippe littéralement sa race et voudrait n’avoir pas ouvert la librairie ce matin parce qu’il n’a aucune idée ce qu’il est censé faire ou dire quand on est amoureux d’une femme u’on ne connaît pas. Pas encore. Et qu’on ne veut pas l’effrayer mais qu’on ne veut pas le perdre non plus. Comment on fait connaissance quand on ne se connait pas déjà? Au fond, il n’est même pas sûr de souhaiter vraiment qu‘ils fassent connaissance ; lui et elle, tous les deux. Enfin, je peux vous dire que moi j’aimerais bien qu’ils fassent connaissance, qu’ils réalisent à quel point ils formeraient un couple génial.

Tout ça, sans une seule image à regarder ni à prendre pour argent comptant. Et vous, vous avez vu quoi ? Vous avez vu qui?

Ni vous ni moi, j’espère, ne confondront notre représentation toute personnelle de cette petite scène avec une quelconque réalité factuelle. Votre image pas plus que la mienne n’est vraie. Aucune n’est plus vraie que l’autre. Même si je suis l’auteur du texte, ce texte devient le vôtre dès que vous comencez à l’imaginer, à vous le représenter.

C’est libérateur, je trouve.

C’est libérateur de se rendre compte qu’on peut avoir une image, y tenir et même l’aimer beaucoup, et qu’on peut la regarder, que ce soit sur un écran ou seulement dans sa tête, sans être obligé d’y croire sans être contraint de nous y soumettre. Sans être forcé de lui donner plus de valeur que ça. On peut la regarder pour ce qu’elle est. Une interprétation. Rien de plus qu’un outil qui aide à plus facilement manipuler une idée (ici, la scène décrite).

Et donc, au fond, pour en revenir à mon idée de départ et à cette IA qui fait peur: si l’IA nous aide à redécouvrir qu’aucune image ne devrait être prise pour argent comptant, qu’aucune image n’est jamais fiable. Qu’aucune image n’est réelle. Ce qui ne veut pas dire que les images sont des mensonges et qu’elles n’ont aucun intérêt. Ca ne date et ne se limite d’ailleurs pas aux images créées par l’IA. La bonne vieille photo argentique d’avant l’IA et même d’avant les appareils numériques, était déjà retouchée parfois de façon très profonde et très sophistiquée — demandez à Henri Cartier-Bresson ou à Ansel Adams ce qu’ils en pensaient et comment la photo, pour eux, comme pour beaucoup d’autres photographes, était toujours une interprétation. La peinture aussi, bien sûr, était et reste une interprétation jamais le réel.

Bref. Si l’IA nous aidait à nous rappeler que nous n’aurions jamais du nous fier aveuglément à aucune image_. Si elle réussit à faire ça, à nous faire faire ça, l’IA pourrait bien nous avoir rendu un immense service. J’ai failli écrire un sacré service, mais sacré est un mot qui fait peur de nous jours alors on va éviter… Si elle nous aide à nous souvenir qu’il faut être méfiant devant toutes les images, ça ne nous ferait pas de mal de nous souvenir de ça. De nous souvenir qu’avant toutes les images il y a les mots, la parole et puis notre propre capacité à imaginer les chosesplutôt que de les recevoir toutes faites.

Ce serait une sacrée bonne chose si l’IA nous aidait à nous souvenir de ça. Peut-être. Ou peut-être pas. Probalement pas ? Mais j’ai le droit d’espérer que si et que ça nous ferait du bien. Que ça nous aiderait. Un peu. Beaucoup.

De quoi je voulais parler, déjà ?

Published: 2025/10/09