Ad nauseam

Récemment, j’ai regardé deux chaînes d’information en continu.

Si vous ne me connaissez pas, disons que c’est aussi inhabituel que de voir une huître remporter sprint sur 100 m.

Ces deux chaînes ne parlaient presque que des bombardements en Iran et, tandis que je les écoutais ressasser la même information en boucle, j’éprouvais un réel malaise. D’abord, j’ai pensé que ce n’était que ma lassitude de les entendre répéter toujours la même (absence d’) information. Car ils ne disaient rien, littéralement rien du tout. Mais ils disaient ce rien avec une énergie et un sentiment d’urgence constant… et qui m’ont fait piger ce qui me gênait vraiment.

Je distingue deux types d’informations, et deux façons de la transmettre.

Une information subjective — on porte témoignage de quelque chose vécu personnellement, ou par témoin interposé, avec toutes les émotions imaginables ; c’est une info sans vue d’ensemble, une info à hauteur d’homme (ou de femme, hein). Je serais presque tenté de dire une information caméra sur l’épaule, si cette façon de filmer n’avait pas été dévoyée et abrutie comme elle l’a été par un certain cinéma depuis quelques années. Ensuite, il y a une information ‘factuelle’… j’ai failli écrire ‘objective’ mais, en journalisme tout particulièrement, la prétention à l’objectivité est, dans le meilleur des cas, un leurre ou une inquiétante forme de naïveté. Dans le meilleurs des cas, j’insiste. Plus souvent, c’est juste un mensonge et une manipulation grossière du public.

Ces deux types d’informations, factuelle ou subjective, peuvent elles-mêmes être transmises de manière factuelle ou émotive.

Les deux façon sont légitimes, partager une émotion n’est pas moins de l’information que d’annoncer un fait. Et l’une n’est pas moins essentielle que l’autre à la fabrication d’un journalisme de qualité, à mon avis. Du moins, elles sont légitimes aussi longtemps que le travail est fait honnêtement, càd sans ambiguïté et sans chercher à manipuler le public, le lecteur.

Or ce à quoi j’assistais sur ces deux chaînes consistait essentiellement à jouer avec le public en transmettant une info subjective de façon émotive tout en prétendant faire exactement le contraire, càd en prétendant donner des faits de la façon la plus objective ou neutre possible. Le va et vient verbal entre journalistes et prétendus experts ne faisant qu’accentuer cette ambiguïté.

Et, plus je les regardais faire, plus ce malaise amplifiait. C’était systématique et sans répit. Ce n’était pas un accident, de toute évidence c’est leur façon de bosser normalement.

J’ai d’abord pensé que ça démontrait l’échec évident de ces chaînes d’information mais en les observant j’ai commencé à me demander si, bien loin d’être la démonstration de leur échec, ce n’était pas au contraire la démonstration de leur parfait réussite ?

Je m’explique.

Ce ne serait que ça — ces chaînes échouent dans leur mission d’information, OK c’est triste mais c’est pas grave : ce modèle ne fonctionne pas, on va en tirer les leçons et faire mieux pour la prochaine fois. Ce ne serait que ça, donc, ce serait non seulement acceptable mais ce serait même bon signe car c’est en apprenant de nos erreurs qu’on s’améliore.

Le malaise, mon malaise, vient de la réalisation qu’elles n’ont échoué en rien. Au contraire. Elles font exactement, et apparemment très bien, ce pourquoi elles ont été conçues… qui n’est pas d’informer le public.

Si ces chaînes ne sont pas là pour nosu informer, elles sont là pour quoi, alors?

Elles sont là pour prétendre le faire mais ne servent qu’à nous distraire et à nous exciter tout en 1) rendant inaudible toute information potentiellement… informative, de la noyer dans le brouhaha permanent des parlotes péremptoires des uns et des autres. 2) nous rendant incpable de la digérer si par hasard nous tomboens quand même sur de la vraie information.

Je veux dire, quel pourcentage de la population considère ces chaînes d’info leur unique ou principale source d’information ? Quel pourcentage de la population a encore le réflexe, et la capacité, de lire différents journaux (pour faire la part des choses, en lisant différents points de vues) au lieu de se laisser bercer par le discours univoque, et ne demandant aucun effort intellectuel, de ces chaînes d’info en continu ?

Cette TV qui s’adressait à des adultes (je ne pense pas que les USA défonçant un autre pays à coup de grosses bombes soit unprogramme destinés aux enfants ?) les traitaient comme des enfants, et des enfants pas spécialement futés avec ça. Elles les occupaient, les berçaient, leur racontait des histoires… tout était bon du moment qu’on reste les yeux rivés sur l’écran. Car c’était bien ça le but : garder le public les yeux rivés sur cet écran barbouillé de couleurs, le garder et le gaver, comme on gaverait des canards.

Je ne pense même pas que ce soit pour les forcer à avaler de la pub, ça ne doit même pas être leur objectif, c’est juste à un à-côté qu ne doit probablement pas suffire à financer cet étalage permanent.

C’est bien plutôt un projet de ré-éducation du public qui se développe là. Comme les canards qui sont gavés avant Noël et le Nouvel An: il est essentiel de les gaver de force et de ne surtout pas laisser à la pauvre bestiole à plume le temps de manger et digérer correctement ce dont elle est gavée de force. Ici, c’est par les yeux et par les oreilles que l’humain — un bipède sans plume, disait Platon — est gavé de news qu’il ne peu pas digérer, c’est impossible. On ne lui en laisse pas le temps, et on s’assure qu’il ne le veuille même pas.

Et c’est bien ça le pire. Réaliser qu’en faisant de cette prétendue information la norme pour une masse de la population, en répétant ça sur assez de temps, disons une génération ou deux, on crée chez elle une incapacité voire même une authentique allergie à toute forme d’information qui demanderait un effort de sa part. Rapidement, cette population en vient à bouder une information de qualité et à préférer être gavée et cela alors même que, à la différence de notre pauvre petit canard, nous avons une relativement claire idée des raisons pour lesquelles on gave le canard. Et ce n’est pas pour son bien.

Je le répète, je n’ai regardé que deux chaînes (il y a d’autres, elles peuvent être différentes) et, en plus de ça, je les ai pas non plus regardées très longtemps. Je peux donc me tromper sur toute la ligne. Mais le produit m’a semblé extrêmement bien rôdé et très efficacement conçu, trop pour n’être qu’un accident unique, ou une simple exception.

Mon malaise, j’y reviens car c’est très clair maintenant, c’est d’avoir assisté à ce qui pour moi est un authentique travail de sabotage intellectuel et de sape de la démocratie (qui peut voter en toute conscience sans correctement s’informer d’abord ?). Un travail de sabotage qui semble plutôt réussir dans sa mission.

Et, le voyant se dérouler sous mes yeux, je me suis brièvement senti comme Charlton Heston tout à la fin de Soylent Green, allongé sur sa civière — non, pas de spoiler et si vous ne l’avez pas vu déjà, ruez-vous sur ce film. Un film qui m’a toujours bien plus terrifié que, disons, un méchant robot Terminator qui voudrait nous exterminer.

Illustration

Published: 2025/06/23